Premier Amour

© Hélène Bamberger – Opale

Texte de Samuel Beckett, mise en scène et interprétation Sami Frey, au Théâtre de l’Atelier.

Devant le rideau de fer, deux bancs publics côte à côte. Une porte étroite côté jardin d’où apparaît l’acteur avec une lumière clignotante type entrée des artistes, ne pas déranger enregistrement en cours. Sami Frey voyage d’un banc à l’autre dans cet espace de jeu-couloir prenant le public à témoin. Par le texte de Beckett il repasse le temps dans une intimité partagée et se retourne sur son passé : la mort de son père, le moment où il quitte la maison familiale, les espoirs, la solitude, le jardin où il guette une jeune femme, Lulu qui, comme lui, souvent, vient s’asseoir et avec laquelle il noue conversation, rencontre des sentiments contradictoires, puis le désir.

Il revient à la source, plein de naïveté et d’ironie et revit ce premier amour, avec ce qu’il a de beau en même temps que d’absurde et dérisoire : « Ce qu’on appelle l’amour c’est l’exil, avec de temps en temps une carte postale du pays, voilà mon sentiment ce soir. » Il distille avec tendresse et simplicité la langue de Beckett et traduit le pathétique de la situation à travers le filtre de sa longue expérience d’homme et de son beau parcours d’acteur.

Sami Frey avait créé la mise en espace et en scène de ce récit, écrit en 1945, il y a une dizaine d’années. Il a la bonne idée de la reprendre, pour trente représentations. « J’ai découvert tard dans ma vie à quel point les écrits de Samuel Beckett me touchaient. A quel point la profonde humanité de ses personnages, le rythme de ses phrases, la musicalité de son français, son humour terrible, sa poésie, m’étaient proches sans effort. » L’acteur a rencontré Beckett vers la fin de sa vie alors qu’il était dans une maison médicalisée. Cette rencontre, dans le petit jardin qui jouxtait sa chambre, l’a marqué. Comme Beckett fut lui-même marqué par sa rencontre avec James Joyce dont il traduisit Anna Livia Plurabelle. « Pour le présenter, en ce moment je pense au Beckett des dernières années de sa vie logé dans l’annexe d’une maison de retraite médicalisée Le tiers-temps, il y occupe seul une chambre qui donne sur un petit jardin où il peut sortir prendre l’air » raconte Sami Frey.

Premier Amour ne fait pas partie des textes les plus connus de l’auteur et son titre appelle la nouvelle de Tourgueniev et son pessimisme romantique. On connaît Beckett – installé en France à partir de 1938, Prix Nobel de littérature en 1969 – dans ses textes majeurs, son premier roman Murphy, publié en anglais en 1935 et qu’il a lui-même traduit, ses pièces dont, En attendant Godot révélée dans la mise en scène de Roger Blin en 1953, Fin de partie et bien d’autres.

Sami Frey aime à se souvenir, avec tendresse, humour, simplicité et poésie. Son J’m’souviens d’après le texte de Georges Pérec il y a une vingtaine d’années est resté dans les mémoires. La roue du temps n’efface pas l’élégance de l’acteur ni sa luminosité, ses vibrations et notre plaisir sont intacts avec ce monologue beckettien dont l’ultime phrase « Il m’aurait fallu d’autres amours, peut-être. Mais l’amour, cela ce ne se commande pas. » L’esquisse d’un geste, qui essaie d’étreindre le temps pour mieux le retenir, ébauché mais dérisoire, ferme le spectacle. Une belle émotion, à petits traits crus et sans détours, comme si de rien n’était.

Brigitte Rémer, le 6 février 2019

Texte de Samuel Beckett, mise en scène et interprétation Sami Frey – Lumières Franck Thévenon. Le texte de la pièce est publié aux Éditions de Minuit

Du mardi 29 janvier au dimanche 3 mars 2019. A 19 h du mardi au samedi, à 11h le dimanche, au Théâtre de l’Atelier, 1 place Charles Dullin, 75018 – métro : Anvers ou Pigalle – tél. : 01 46 06 49 24 – site : www.theatre-atelier.com